13: Il n’y eut que la guerre

Auparavant

Cassandra Thordwall a une dispute houleuse avec son coach, Karsgaard Neuvil, qui menace de rompre leur relation. Thordwall admet qu’elle n’a rien dépensé en pots-de-vin ou en primes de match avant la défaite désastreuse contre les Bouffons. Elle pousse Neuvil à admettre qu’il prend à nouveau de la racine-de-rat, mais il le nie. Elle l’avertit néanmoins que cette drogue peut le tuer. Umberto les interrompt à un moment clé pour leur dire que Pierce Rosépine des Querelleurs et le Duc Tancred des Impériaux demandent à voir Thordwall. Ils lui affirment tous deux que la ligue a le devoir d’intégrer Thordwall à son Conseil des gouverneurs et qu’ils soutiendraient sa demande d’adhésion… à la condition qu’elle accepte de réformer les Bouffons, l’équipe qui vient d’écraser les Militantes. Lorsque Thordwall répond que leur proposition ne profiterait qu’au reste de la ligue, Rosépine et Tancred notent que les Militantes risquent d’affronter les Bouffons lors des éliminatoires. Ce à quoi elle répond qu’elle garantit que son équipe se classera parmi les trois premières; après tout, elle est dirigée par un coach d’exception.

Thordwall se retrouve seule avec Umberto après cette réunion. Elle lui demande de jeter un œil à savoir si quelqu’un fait passer de la racine-de-rat à Neuvil et elle apprend en retour que les contacts de son garde du corps n’ont pas encore confirmé si Jacyntha est une princesse Xonyxa. Thordwall se demande ensuite si son équipe aurait besoin d’investissements supplémentaires.

« Après le cataclysme, il n’y eut que la guerre »

— Au sein des terres comme entre elles, les conflits armés faisaient rage et la seule chose qui se propageait plus vite que la guerre était la souffrance. Les races perverses naquirent, chacune plus sauvage que la précédente et toujours plus encline à empaler l’autre au bout de sa lance. Et les lances étaient désormais chose courante, car les secrets de l’âge précédent avaient été oubliés. Quelques chanceux survécurent et se regroupèrent pour fonder de nouvelles villes et de nouveaux territoires, mais même ceux-ci étaient prompts à tomber en guerre entre frères et soeurs.

— Et pourtant, de ce bourbier naquit Xonyx la Stoïque, poursuivit Jacyntha, une excellente générale et une leader inspirante. Elle était plus rusée que ses ennemis et offrait son aide à ceux qui cherchaient sa protection. Des feux anciens, elle forgea l’épée qui pouvait abattre les arbres d’un seul coup : le Fil de l’espoir. Elle demanda d’abord à son peuple de construire le Temple de la vipère, sachant que des ennemis viendraient au rythme des tempêtes secouant la jungle. Et lorsque le temple s’éleva au-dessus de la canopée, elle demanda à son peuple de construire le Temple du jaguar, sachant que le danger le plus redoutable, celui qui avait semé le chaos sur toutes les terres depuis que le Feu était tombé du Ciel, l’unique malédiction de tous les peuples, était les luttes intestines.

— Ce n’est que lorsque les deux temples résistèrent face aux havocs que Xonyx la Stoïque empoigna le Fil de l’espoir et l’utilisa pour se tailler un royaume dans la Jungle des chats noirs, que certains appellent de nos jours la Jungle de N’Itgat. Elle vainquit ceux qui voulaient détruire ce que les Xonyxas avaient construit, contrecarrant les exothermes, mettant en fuite les meutes de guerriers havocs et leurs satyres entraînés, et résistant aux incursions des hommes qui voulaient nous asservir. Et lorsqu’elle devint vieille et que ses filles eurent atteint l’âge de devenir des guerrières et des cheffes à part entière, Xonyx la Stoïque prit la main de sa fille Magrit l’Avisée et l’assit sur son propre trône dans le Temple du jaguar. Elle posa une tiare sur le front de sa fille et déposa le Fil de l’espoir à ses pieds. Puis, s’inclinant une fois, elle s’en alla, s’engouffrant seule dans la jungle, sans jamais être revue.

Le silence tomba sur l’assemblée, les têtes inclinées contemplant le sacrifice suprême que Xonyx la Stoïque avait réalisé pour que son peuple puisse prospérer. Jacyntha hocha la tête et Ocllo ramassa Chico afin de le remettre dans son panier. Une fois la vipère rangée en toute sécurité, le culte prit fin officiellement et les autres éteignirent les bougies qu’elles avaient allumées.

— Combien de temps pensez-vous que Xonyx vécut après s’en être allée dans la jungle ? demanda tout haut Ellpay.

Pillcu avait été promise au Temple du Jaguar avant de se décider à tester son talent sur les terrains de foot et elle connaissait donc un grand nombre de légendes, non seulement celles qui venaient tout juste après le Cataclysme, mais aussi celles qui venaient plus tard, celles qui établissaient les Normes. Elle dit : — Personne ne sait vraiment, mais il y a un ancien parchemin qui prétend que quelqu’un l’aurait vue assise sur une pierre au milieu de la rivière T’zixa’Nija. Lorsque la témoin demanda à Xonyx si elle reviendrait à Mytilan, Xonyx aurait répondu que ce n’était pas encore son heure. Puis elle se serait levée et aurait plongé dans l’eau et la témoin, bien qu’elle ait porté son regard tout le long du cours d’eau, n’aurait jamais revu Xonyx remonter à la surface.

Ellpay prit le panier de Chico et, le regardant en se souvenant sans doute de l’entourloupe qui avait assuré leur match nul contre les Rats de quai, demanda : — Avons-nous une chance au prochain match ?

— Ne dis pas ça ! s’indigna Belyna. Ça n’est pas notre manière de penser !

— Celle qui est incertaine de la victoire est certaine de perdre, cita Jacyntha.

Pillcu gloussa. — Nous connaissons tous les textes… enfin, moi oui… mais la question est de savoir si Madame Thordwall les connaît. Puis elle cita, — Celle qui n’est pas préparée est incertaine.

— Le coach Karsgaard, lui, sait ce qu’il faut faire, dit Ellpay. En dépit de son apparence rugueuse, de son nez cassé, et de son comportement étrange au cours des deux dernières semaines, Jacyntha soupçonnait qu’Ellpay était tombée amoureuse du grisonnant homme du nord. Cette pensée lui fit jeter un œil à Anahuark, puis à Karolyse et Cuxi-Mikay; aucune d’entre elles n’était encore en bons termes avec les deux autres. Cuxi-Mikay avait toujours le cœur brisé par Anahuark qui avait fréquenté un garçon du coin alors qu’ils avaient été ensemble, Anahuark était encore furieuse contre Karolyse de lui avoir volé ce même garçon, et Karolyse était encore indignée d’avoir été brutalisée et blessée.

Elles sortirent du temple qu’elles utilisaient dans le Barrio et faillirent se heurter à leur coach. — Ah ! Je savais que vous seriez toutes là, dit-il. — J’ai une surprise pour vous. Il souriait et avait l’air alerte, ressemblant presque à l’homme qu’elles avaient rencontré pour la première fois sur les rives de la Baie du gecko trois mois plus tôt.

Bien sûr, c’est la pétillante Ellpay qui réagit en premier. — Qu’est-ce que c’est ? dit-elle en couinant plus qu’en parlant.

Le coach Karsgaard fit demi-tour et siffla en direction de l’avenue. Une paire de ces chariots appelés mateos arriva en roulant. Dans un grand cri d’Ocllo, quatre Xonyxas jaillirent des voitures et se précipitèrent dans les bras de leurs soeurs.

Jacyntha tourna la tête vers le coach Karsgaard. Il souriait. — Tu l’as toi-même dit à Madame Thordwall. Nous avons besoin de plus de joueuses. Oh, et d’une guérisseuse qui sait comment soigner les courageuses, mais inexpérimentées espoirs de la Garde de la reine.

Jacyntha ne put s’empêcher de sauter au cou du grand homme. Puis elle dit — Je n’ai plus l’espoir d’intégrer la Garde de la reine, mais j’ai peut-être encore celui de remporter la ligue.

— Ça c’est une bonne fille ! … euh femme ! … joueuse ? … capitaine ! Ça c’est une bonne capitaine !

« On va être tués ? »

— Non, on l’sera pas ! rétorqua Hansi en lançant un regard aigre à Nykal. Cela lui était facile d’être aussi sûr de lui; il avait été à l’Eztadio de Sanger des dizaines de fois. C’était aussi un grand bonhomme.

En revanche, Nykal n’était jamais allé au Sanger : il n’avait jamais eu assez de pièces pour cela, même s’il avait toujours goûté à l’ambiance de fête des jours de match. Puis une étrange maladie avait fait le tour des quais et trois des collègues débardeurs de Hansi étaient morts de la plaga roja. Nykal ne souhaitait de mal à personne, mais cela ne l’avait pas empêché de postuler pour l’un des emplois. Il avait été choisi et, pas plus tard qu’hier, il avait reçu sa première paie. Après que le patron ait pris sa part, il n’était pas resté grand-chose pour compenser le mal de dos qu’il s’était fait à trimballer des sacs de grain hors du ventre des navires, mais c’était suffisant pour entrer dans le Cimetière des rêves.

Au fur et à mesure qu’ils montaient du Barrio vers la courbe colossale et sinueuse du stade drapé de bannières flottantes, de plus en plus de supporters se joignaient au flot de fans. Au moment où ils passèrent sous la Porte de la mer et arrivèrent à l’Avenida Marman, le flot était devenu une inondation. La tension montait déjà et les gens gravissaient la colline en une bruyante masse animée et chantante. Hansi sourit et reprit un chant qui circulait :

« Du sang et des victoires ! Du sang et des victoires ! Donnez-nous-en sous peine de mort.
Tentez d’nous arrêter ! Tentez d’nous arrêter ! Et on va vous enfoncer l’nez ! »

Les poings d’Hansi martelaient l’air au rythme du chant, et il n’était pas le seul à le faire.

— Pis ces choses rats ? demanda Nykal à son cousin quand le chant fut terminé.

— De quoi ? répondit Hansi.

— Elles vont être où ?

— Elles sont dangereuses, alors ils vont les enfermer dans un enclos avant qu’nous, l’monde normal, on arrive.

On va pas être enfermés avec ces choses malades, hein ?

— Non, non, les rongiens vont avoir leur enclos à eux. T’en fais pas pour ça.

— Mais on encourage leur équipe, non ?

— Oh que oui ! On est les champions ! On va faire juste une bouchée d’ces Militantes fraîche-pettes.

Nykal dit, — Mais les Skitteringis sont des rongiens malades et les Militantes sont du monde normal.

Hansi sourit, — C’est du monde dans l’pétrin, que j’te dis. J’ai entendu parler des Bouffons qui les ont battues. C’est ça qui arrive quand on est une équipe avec juste des filles. En plus, les Ringis jouent du bon foot.

Nykal n’avait peut-être jamais été au Sanger auparavant, mais il avait assisté à un match de pré-saison à l’Eztadio Menor et il s’y connaissait en foot. Il dit — J’aime bien les Militantes.

Hansi se tourna vers lui — Quel bout de « elles sont pas les championnes » qu’tu comprends pas ? Puis il ajouta — Écoute, ce sont des filles en forme, bien formées; j’les aime bien aussi. Mais elles vont pas gagner. Et va pas les encourager : on est dans une section de Ringis et tu vas vite voir c’qui arrive aux gens qui encouragent la mauvaise équipe.

Ils contournèrent le Rincón Kysha et entrèrent sur la Plaza de los Jugadores, où le flot de spectateurs se heurtait au mur extérieur du Sanger. Il y avait des vendeurs de toutes sortes. Certains kioskeros vendaient des takkos chauds emplis de poisson, d’autres des kebabs de viande grésillante et dégoulinante, d’autres encore des outres rondelettes en peau qui contenaient probablement autre chose que de l’eau. Des vendeurs ambulants se déplaçaient parmi la foule, les bras drapés des écharpes vertes des Skitteringis à l’effigie d’un volcan, d’autres – moins nombreux – des écharpes bleues et jaunes des Militantes à l’effigie de la plume d’ara avec une lance en son centre.

Nykal tira sur la tunique d’Hansi. — Si c’est sécuritaire, pourquoi est-ce que ce gars-là a une batte ?

Hansi sourit, poussant Nykal vers l’entrée de la section des supporters des Skitteringis. — J’ai pas dit que c’était sécuritaire, j’ai dit qu’on allait pas s’faire tuer.

Nykal remit ses cinq cuivres à une femme à l’intérieur d’une cage en fer massif et on le laissa entrer. Il aurait aimé s’asseoir à l’ombre des auvents, mais il n’avait pas l’argent pour ça. Au moins, j’ai un bon chapeau à larges bords. Hansi et lui se faufilèrent entre les gardes qui refoulaient ceux qui tentaient de passer sans payer. Soudain, ils se retrouvèrent dans les entrailles du stade. Ici, il n’y avait plus de vendeurs tentant d’écouler leur stock de boissons et de nourriture. Hansi le conduisit tout autour des tribunes et jusqu’à une rampe menant vers la lumière du soleil…

… et dans la bête bouillonnante, hurlante et chantante qu’était la foule compacte des fans de foot.

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