08 : LE PLAN NE MANQUAIT QUE DE REQUINS

Auparavant

À quelques jours de leur deuxième et dernier match pré-saison, la propriétaire des Militantes de Mytilan, Cassandra Thordwall, apprend que quelqu’un espionne leurs séances d’entraînement. Elle dépêche son garde du corps Umberto afin de découvrir pour qui travaille l’espion, en le mettant en garde de ne pas se dévoiler. Elle se demande si elle ne ferait pas mieux d’emprunter quelques pirates quand Umberto lui apporte des réponses.

Les Militantes perdent 2-1 contre les Taillerochers. Elles apprennent qu’elles ne peuvent tacler un nain d’un seul bras ni les esquiver facilement, et qu’elles ne peuvent les laisser se mettre en formation ou ils deviennent difficiles à arrêter. Après le match, Thordwall informe son équipe que les nains avaient des joueurs vedettes sur le terrain dont les frais d’embauche étaient au-dessus de leurs moyens, mais à la portée du propriétaire d’une équipe rivale de Guayamartí, les Rats de quai. Elle demande à l’équipe de continuer à s’entraîner pour l’ouverture de la saison contre ces mêmes Rats de quai et informe qu’elle a un plan pour s’occuper du propriétaire de cette équipe, Eguardo Giamucci.

Des requins; le plan ne manquait que de requins. De véritables requins tueurs.

Mais les requins étaient difficiles à hisser sur terre et sacrément inutiles lorsque vous le faisiez, elle avait donc fait sans.

Cassandra Thordwall se faufilait discrètement vers la villa, en profitant des ombres où le clair de lune pâle ne pouvait pénétrer. Umberto était un pas derrière elle, et bien qu’il la suivît d’aussi près, ses pas étaient inaudibles. Elle avait voulu qu’il reste avec l’équipe à la Voile Loffante mais il avait refusé, disant que « un garde du corps doit être de garde ».

Quatre personnages émergèrent de la nuit d’encre : son frère Horatio et trois des meilleurs pirates de la Menace, chacun tenant une batte. Elle échangea des poignées de mains avec son ancien équipage avant de serrer Horatio dans ses bras. — Prêt à mettre les voiles ?

— Nous serons loin dans le détroit au lever du soleil, répondit-il, en faisant référence au détroit de Primactor séparant l’île de Gran Galán de celles d’Oscurisula et de Guayamartí. Elle réprima son instinct de capitaine pirate de poser une douzaine de questions additionnelles qui la rassureraient que la Menace était réellement prête à mettre les voiles. C’était maintenant le navire de son frère, son équipage, sa responsabilité. Elle avait ses propres personnes à charge.

— Allons-y, dit-elle.

Bien qu’Umberto n’aimait pas qu’elle y aille en premier, Tranche-Gorge hissa Thordwall sur ses épaules. Elle se leva et tendit la main, accrochant sans bruit le grappin au mur extérieur de la villa. Elle passa par-dessus le mur en un clin d’oeil. Horatio suivit, puis ses membres d’équipage, Umberto se laissant tomber en dernier dans le jardin aux allures de jungle. Ils se faufilèrent entre des bambous et des chênes soyeux, émergeant de la verdure près de l’entrée des domestiques. Il y avait une serrure sur la porte, bien sûr, mais Prassin ne tarda pas à y remédier et ils pénétrèrent dans la demeure d’Eguardo Giamucci.

Ils traversèrent la cuisine dans la pénombre et gravirent l’étroit escalier des domestiques émergeant dans un hall à trois portes. Leur informateur leur avait dit que la porte de gauche menait aux chambres à coucher et celle de droite au bureau, tandis que tout droit se trouvait le hall d’entrée, le grand hall et la salle de bal. Umberto tira une plume d’ara rouge de sous son manteau et la tendit à Thordwall; Giamucci comprendrait ainsi qui l’avait interpellé dans la nuit.

Horatio et les pirates prirent la porte de droite tandis qu’elle et Umberto prirent celle de gauche. Ils émergèrent dans un couloir sombre où une lampe répandait de la lumière à travers un passage au bout du couloir. Deux poids lourds en gardaient l’accès, s’attardant dans la lumière de la lampe.

Des incompétents.

Si près de la lampe, il leur serait difficile de bien voir dans le couloir sombre. Un grillage orné barrait le chemin menant à la suite de Giamucci. Elle se glissa hors de l’embrasure de la porte, atteignit le grillage et laissa la plume d’ara chuter doucement au sol en un mouvement ondulatoire. Leur but atteint, ils retournèrent dans le hall au sommet de l’escalier des domestiques. Umberto resta derrière tandis qu’elle rejoignît Horatio et les autres dans le bureau. En bons pirates, Horatio et son équipage avaient déjà chargé quatre sacs de butin.

— Il est temps d’en faire toute une histoire. Et l’espace d’un instant, elle n’était plus Cassandra Thordwall, mais Peggy la Pilleuse, son nom de guerre quand elle était pirate.

Ils commencèrent par le vin. Ils débouchèrent la première bouteille, la firent circuler pour que tous en prennent une gorgée, puis Peggy la jeta au travers de l’impressionnante et coûteuse fenêtre. Tous les cinq entrèrent en action, leurs battes fracassant des bouteilles, des millésimes rares explosant en éclats de verre brisé et se déversant sur le plancher. Horatio s’attaqua aux portraits, Tranche-Gorge aux statues, Prassin et Yekko aux meubles, brisant trois chaises et en jetant une quatrième au-travers d’une autre fenêtre. Ils firent tomber le lustre au sol, renversèrent les étagères, envoyèrent le bureau de chêne par la fenêtre principale brisée.

La porte s’ouvrit et trois gros bras firent irruption, de courtes épées à la main. Ils s’élancèrent sur Prassin et Yekko qui esquivèrent, utilisant un homme de main pour se protéger des autres. Tranche-Gorge et les deux Thordwall joignirent la mêlée. Deux poids lourds tombèrent sous leurs battes tandis que le troisième s’échappait par la porte, criant à l’aide. La maisonnée éclata en hurlements, gémissements paniqués et cris d’alarme. Le groupe d’assaillants attrapa les sacs de butin et se déplaça dans le grand hall où quatre autres gros bras brandissant des épées se précipitèrent sur eux. Cela aurait pu mal tourner, mais Umberto quitta vivement son couvert et tomba sur eux par l’arrière. Yekko subit une coupure peu profonde, mais personne d’autre ne fut blessé.

À part les hommes de main qui en eurent pour leur compte.

Ils n’étaient pas là pour tuer, alors ils sortirent prestement par la porte d’entrée du jardin où Tranche-Gorge s’occupa du garde à la porte et se saisit de la clé qu’il portait. Ils quittèrent la villa au trot par la porte principale. Le chahut dans la demeure de Giamucci sonna l’alarme dans toutes les autres villas bordant la rue, mais personne n’ouvrit sa porte, se considérant probablement chanceux que ces crimes nocturnes soient imputés à quelqu’un d’autre.

Ils hissèrent leurs sacs sur le chariot qui les attendait au bout de la rue, montèrent à bord et s’éclipsèrent dans la nuit.

Karsgaard Neuvil leva son gobelet en réponse à Gosling qui en avait fait DE MÊME.

Il était bien plus de minuit et la Voile Loffante aurait dû fermer boutique depuis longtemps, mais la foule commençait à peine à s’éclaircir… la bière pas chère et le rhum non dilué faisaient leur effet. Les joueuses s’étaient bien amusées au début, se prélassant sous les acclamations des fans de foot, mais cela semblait s’estomper au fur et à mesure que la nuit avançait. Certaines semblaient fatiguées, d’autres étaient en colère contre les rares ivrognes qui essayaient de les tripoter (les joueuses elles-mêmes ou les videurs de Sam Gosling s’en occupaient rapidement), et quelques autres s’étaient endormies, la tête au creux des bras. Le match d’ouverture de la saison était dans deux jours et Neuvil avait laissé les Militantes plonger dans leur gobelet autant qu’elles le souhaitaient, mais seules quelques-unes avaient bu à l’excès.

L’une d’entre elles était, étonnamment, Jacyntha. Habituellement réservée et avisée, elle s’était immédiatement liée aux fans et avait encouragé leurs débordements, les aidant à formuler des chansons à chanter au Sanger.

S’ils se présentent. Ou plutôt, s’ils viennent et décident de ne pas encourager les Rats de quai.

C’était le coeur du « pourquoi » de la fête. Oui, Thordwall avait promis de bonnes affaires à Gosling, et ils avaient encore deux célébrations d’après-match à tenir ici à la Loffante, mais la vraie raison provenait de ce dernier match contre les Taillerochers. Les maudits nains avaient amené un contingent de leurs propres fanatiques qui avaient transformé l’Eztadio Menor en une marmite bouillonnante. Les Militantes n’avaient eu personne pour les encourager. Cela avait intimidé les joueuses.

Neuvil n’y avait jamais vraiment porté attention auparavant; les Nordmartels avaient toujours été populaires et attiraient de grosses foules partout où ils jouaient. Mais ce dernier match l’avait convaincu que les Militantes avaient besoin de se constituer une base de supporteurs, ce qui est difficile à faire dans une ville comptant déjà deux équipes bien établies. Les Impériaux, les anciens employeurs de Neuvil, étaient populaires sur les pentes dans les quartiers les plus aisés comme le Monte Alto, tandis que les Rats de quai étaient fiers du soutien qu’ils tiraient des battants, les gens du commun, dont beaucoup vivaient ici dans le Barrio ou au quai El Bosque. Aucune des deux équipes n’avaient remporté la Coupe Sang-bleue depuis des lustres, mais elles gagnaient généralement plus de matchs qu’elles n’en perdaient, et avaient donc de nombreux supporteurs dévoués. Pour compliquer encore plus les choses, Thordwall avait insisté pour baptiser l’équipe du nom de la ville située au coeur de la jungle de N’Itgat.

Neuvil avait fait ce qu’il pouvait. Après chaque entraînement, il était descendu dans le Barrio avec trois ou quatre joueuses pour serrer des mains dans les marchés, faire l’aumône aux pauvres assis aux portes des temples, tenir la cour dans une cantine. Il avait même organisé un entraînement sur le rivage lui-même, bien qu’il se soit limité à des exercices de passe. Les gens en avaient pris bonne note. Certains d’entre eux semblaient même sympathiser. Puis, Thordwall avait décidé d’organiser une fête pour dévoiler officiellement son équipe et avait souligné qu’il y aurait à boire pour pas cher.

Ils sont venus ce soir uniquement parce qu’il y a boire pour pas cher. Mais ils sont venus.

En effet, Gosling avait dû poster des videurs aux portes pour s’assurer que l’intérieur ne soit pas trop bondé. Les gens voulaient non seulement à boire, mais aussi voir les exotiques joueuses de foot de la jungle. Une partie des gens affichait un enthousiasme lubrique, mais l’autre partie affichait un enthousiasme réel. Jacyntha s’était entichée de ces derniers.

C’est alors que la jeune femme aux cheveux noirs s’éloigna en titubant d’un groupe d’admirateurs et se laissa choir sur le banc à côté de Karsgaard. — Coach… tu sais… tu n’es pas si mal.

— Pardon ?

— Eh bien, tu as une réputation, tu sais. Je dis juste que… tu n’es pas si pire que ça.

— Hmmm… c’est rassurant.

— Je ne t’ai pas vu te défoncer à la racine-de-rat. Tu n’as frappé personne. Tu es… pas mal du tout. Sa tête tomba, son menton rencontrant sa poitrine. Elle s’était endormie.

Il fit signe à Belyna. — Peux-tu t’assurer qu’elle rentre chez elle ?

Belyna fit un signe de tête. — Oui, coach.

— Non ! Attends ! Empêche-moi à tout prix de frapper cet homme.

Une meute d’hommes avait outrepassé les videurs et était entrée dans la Loffante. Un géant chauve d’une quarantaine d’années avec une moustache absurde menait les autres, qui semblaient davantage être des curieux qu’autre chose. Le grand homme regardait autour de lui en jouant avec l’extrémité retroussée de sa moustache, secouant la tête en prenant note des ivrognes et des joueuses éméchées. Puis son regard trouva Neuvil et il fit un sourire auquel il manquait une dent. Tapant des mains deux fois pour attirer l’attention des curieux, il pointa son menton vers Neuvil. La meute se rapprocha comme des hyènes s’apprêtant à mettre à mort.

Neuvil hocha discrètement de la tête à Gosling en réponse à la question que le propriétaire de la Loffante avait posée en levant les sourcils et en plissant un oeil.

— Te voilà, Karsgaaard. Je te cherchais.

— Je ne suis pas surpris que tu aies mis autant de temps à me trouver étant donné que nous avons seulement fait savoir à toute la ville que nous serions ici. Tu ne portes pas cette fausse dent en or pour combler le trou que j’ai fait dans ta dentition ?

— Oh là là, Karsgaard. Ne sois pas grossier en mentionnant des choses comme ça. Si tu veux savoir, je la porte quand je suis en mission officielle… sauf quand je m’attends à des ennuis. Elle pourrait être délogée ou perdue dans une bagarre, tu sais. J’ai donc décidé de ne pas la porter ce soir, étant donné que je suis familier avec tes instincts les plus bas. Tu vois, le problème avec toi, à part que tu sois un criminel, est que tu veux toujours te battre quand les choses tournent mal.

— Qu’est-ce que tu veux, Rennigan ?

L’ordure, Rennigan Slythe, l’homme qui avait mis fin à la carrière de joueur de Neuvil, eut un sourire narquois. — Où est ta patronne ?

C’est fait, alors, et Giamucci a trouvé la plume.

Neuvil haussa les épaules. — Par ici, quelque part. C’est sa fête après tout.

Slythe eut un autre sourire torturé. — Bien essayé Karsgaard. C’était une question piège. Thordwall n’est pas ici. Je le sais parce que j’ai aidé le procureur et deux enquêteurs à la mettre en prison.

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